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BROTHERHOOD

Ça a commencé avec la rencontre improvisée de deux adolescents aux cheveux roux plantés au beau milieu de nulle part dans les montagnes du nord de la Tunisie. Ils menaient un troupeau de moutons à travers de grandes plaines verdoyantes. Le plus jeune se nommait Chaker et l’ainé, Malek. Ils étaient timides et ne voulaient pas qu’on les prenne en photo. On a alors repris la route en les saluant poliment. Je me rappelle du regard illuminé de Meryam après cette rencontre. C’est une image qui l’avait profondément marquée ; le contraste de ces visages magnifiques remplis de taches de rousseur contre le paysage vert, c’est assez rare dans ce coin du monde.


À l’époque, je faisais de la recherche de lieux à travers la Tunisie pour un projet de long métrage réalisé par mon ami Meryam Joobeur. Ça faisait un bon moment qu’elle travaillait sur le scénario et on devait retourner en Tunisie un an plus tard afin de poursuivre les recherches.


Quelques semaines avant le départ du deuxième voyage, elle m’a présenté le scénario de Brotherhood. Il s'agissait d'un court métrage portant sur une famille de bergers tunisiens qui doit composer avec le retour à la maison de leur aîné. Celui-ci était partie rejoindre les rangs de l’État islamique en Syrie depuis un an, laissant sa famille dans le deuil et la colère. Cette idée avait germé dans l'esprit de Meryam depuis la rencontre avec les deux jeunes bergers. Elle avait le projet fou de les retrouver et de leur demander de prendre part à son film en tant qu’acteurs.

Grosso modo, il s’agissait de retrouver deux inconnus sur un chemin qui équivaut à la distance entre Gaspé et Montréal en ayant aucun souvenir précis de l’endroit où on les avait croisés. Le paysage printanier avait laissé place aux plaines jaunes de l’été, ce n’était donc plus vraiment possible de se fier aux photos de paysage que j’avais prises comme repère. Puis, en regardant une carte de la région et les multiples possibilités de chemin qu’on aurait pu emprunter l’année précédente, je me suis dit qu’on n’y arriverait jamais.


On a tout de même pris la route en s'arrêtant à plusieurs reprises pour interroger des habitants du coin. Tous nous menaient sur des pistes différentes et nous trouvaient bien étranges ; « Connaissez-vous des roux? ». Puis, en prenant une courbe ressemblant à toutes les autres courbes, on a eu un feeling. C’était là. Le paysage était complètement différent, mais c’était là. Encore fallait-il les trouver; les bergers promènent souvent leur troupeau à des kilomètres de leur ferme. On est alors tombés sur un fermier assis avec son âne sur le bord de la route qui nous a indiqué que les bergers en question habitaient tout près. Cinq minutes plus tard, on se tenait devant cette belle famille qui se demandait vraiment ce qu’on pouvait bien foutre là. Il y avait Rayane (8 ans), Chaker (15 ans), Malek (18 ans), ainsi que leur oncle, leur soeur et leurs parents.

Rayane

Malek

Chaker


Meryam a commencé à leur expliquer son projet de film. On pouvait lire sur leurs visages toute l’incompréhension devant cette situation incongrue. Ceux-ci avaient rarement quitté le territoire entourant leur petit village et menaient une vie paisible de fermier en harmonie avec la nature. Et voilà que ces étrangers arrivaient de nulle part et leur demandaient de jouer dans un film. Petit à petit, la gêne les quitta et on les sentait de plus en plus intéressés à la proposition de Meryam. Je pus prendre quelques clichés de la famille, puis on repartit avec leur numéro de téléphone et le cœur gros. On était loin de se douter que ces trois frères allaient se révéler être des acteurs incroyables et inspirants.



Tout s’est déroulé très rapidement. Le projet a emballé plusieurs institutions qui ont financé le film et Meryam est repartie en Tunisie pendant plusieurs mois afin de tout préparer et d’initier les trois frères au jeu d’acteur. La compagnie tunisienne Cinetelefilm s’est jointe à l’aventure comme producteur, ainsi que la productrice Maria Gracia Turgeon de Midi La Nuit qui a chapeauté le projet depuis le Québec. En mars 2018, on s’est donc retrouvé une minuscule équipe de Tunisiens et de Québécois sur le bord de la mer méditerranée, dans une fermette remplie de chèvres et de poules à tourner Brotherhood pendant 7 jours de vent, de boue, de pluie et de froid constant.



Farzit (surnommé « La Coquerelle ») était un pêcheur du coin qui, par hasard, est devenu notre assistant de production principal.



L' approche esthétique s’est formée pendant les premiers jours de répétition avec caméra. J’étais arrivé là avec une idée préconçue de style de cinématographie fixe et de cadre large, mais j’ai vite compris que le contexte ne s’y prêtait pas. Il fallait pouvoir composer et recomposer le cadre pendant les prises, être mobile et donner toute l’importance aux visages, aux taches de rousseur, aux vêtements usés, aux yeux irrités par le vent. Les mises en scène ont alors pris une allure de danse improvisée qui variait de prise en prise.

  • Un format 1.37:1 pour accorder le plus d’importance possible aux visages;

  • Le moins de mise en scène stricte possible afin de faciliter le jeu des non-acteurs;

  • Une caméra à l’épaule munit d’une seule lentille (une 50 mm Sigma Cine);

  • Le plus de lumière naturelle possible.


L'objectif 50 mm utilisé avec le format 3.2k de la Arri Alexa mini était exactement ce que l’on désirait pour l’aspect des visages et des lieux. Un passage en 2k rendait tout plus « televisonish » et les plans pour lesquels nous avons dévié de notre dogme en utilisant une 35 mm étaient décalés par rapport à l’identité du film.


La maison principale de la ferme avait une petite fenêtre d'à peine 2’x2’ sur la face nord, une autre identique sur la face ouest et une grande porte sur la face sud. Je pouvais donc les fermer et les ouvrir à ma guise pour modifier le contraste et les directions de lumière. Seulement deux scènes ont nécessité l’utilisation de HMI 1.8K. Les lampes ont dormi dans une grange pour le reste du tournage.



Il y avait aussi une grande liberté à accepter l’imperfection. Je pense notamment à une scène de dîner intérieure de nuit. Le tout était seulement éclairé avec une ampoule de 100 watts diffusée et « jupée ». Le gros plan de la mère la présentait avec un visage sombre et un nez fortement découpé par la lumière. Ça ne passerait jamais dans le contexte d’une publicité, mais dans ce cas-ci, ça renforçait davantage le côté naturel et rude de la scène et de l'environnement. C’est demeuré un modus operandi pour le reste du tournage. J’essayais d’éteindre cette switch dans ma tête de D.O.P. qui veut que tout soit beau et parfaitement éclairé. Puis, cette démarche a pris tout son sens en session de colorisation avec Martin Gaumond (de Outpost Montréal) qui a su faire ressortir la rudesse et la beauté de l’univers rural tunisien avec des tons chauds/froids, un bon contraste et un grain assumé.




Valérie-Jeanne Mathieu, qui occupait le poste de directrice artistique sur le projet, a réussi à créer un univers cinématographique cohérent et naturel entre les vêtements des personnages et les nombreux décors. Elle a dû parcourir les souks chaotiques de Tunis à la recherche de peinture, de souliers, T-shirts, lampes, couteaux, tissus, cadres de photo, etc... Elle s’est même retrouvée dans une situation ayant des allures de deal de drogue afin de mettre la main sur une paire de botte d’eau pour enfant dans un stationnement obscur. Ce qui peut sembler facile et anodin à faire au Québec peut rapidement devenir un casse-tête en Tunisie.



Celle-ci était épaulée par son collègue Daniel Duranleau qui était également premier, deuxième, troisième, quatrième et cinquième assistant à la caméra sur le projet. J’ai beau y réfléchir, j’ai du mal à comprendre comment quelqu’un peut avoir un focus parfait sur des plans improvisés et cadrés à l’épaule, sans moniteur, à T 1.5 sur un objectif 50 mm, le tout tiré à même la lentille puisque nous n’avions pas de follow focus à distance, tout en suivant des acteurs qui n'ont aucune marque de position. Bravo man.


Parmi les autres choses que j'ai de la difficulté à comprendre, il y a le travail impeccable que notre preneur de son, Aymen Labidi, a réussit à accomplir malgré l'enfer cacophonique de la ferme. Pour le même plan d'une même scène, l'ambiance sonore changeait constamment d'une prise à l'autre:


Prise 01 - Bruit de chèvre + vent.

Prise 02 - Du vent et des chiens qui aboient.

Prise 03 - Il n'y a plus de vent mais un coq crie sans arrêt.

Prise 04 - Il se met à pleuvoir sur la taule de la maison.

Prise 05 - Il ne pleut plus mais un bébé chèvre joue avec une cannette d'aluminium.

Prise 06 - Un assistant éternue pendant la prise et les chiens se remettent à aboyer.


Il y avait de quoi devenir fou!



Les trois frères étaient épatants. Chaker jouait avec un naturel déconcertant, Malek savait trouver l’émotion juste et le petit Rayane, lorsqu’on arrivait à contenir sa fougue, devenait l'équivalent d'un acteur professionnel connaissant les répliques de chacun et proposant même différentes façons de livrer son texte. L’actrice tunisienne Salha Nasraoui a incarné le rôle de la mère avec beaucoup d’intelligence. Je me souviens d’une prise silencieuse ayant durée environ 7 minutes, un close-up où celle-ci revoit son fils qu’elle croyait mort depuis un an. Durant ces 7 minutes, Salha a livré une proposition d’émotion différente à chaque 15 secondes. J'avais rarement été aussi impressionné par la maîtrise et la force d’une performance.


L'acteur Mohamed Grayaa a merveilleusement bien incarné le rôle du père. Celui-ci s'est fait connaître dans de nombreuses comédies et pièces de théâtre. Étonnement, nous n'avions aucune idée à quel point Mohamed était connu à la télévision Tunisienne. C'était un genre de Rémy Girard arabe. Partout où on allait, les gens venaient lui serrer la main avec respect et le félicitaient. Même les plus vieux bergers semblant sortir tout droit du 15e siècle venaient le saluer et commenter le dernier épisode de telle ou telle série dans laquelle Grayaa tenait un rôle.

La jeune Jasmin Yazid, qui était également une non-actrice, a campée le rôle de Reem, la mystérieuse femme voilée avec laquelle Malek est revenu de la Syrie. Alors qu'elle portait un niqab pour la quasi totalité du film, Jasmin a su faire passer toute l'émotion d'un personnage complexe à travers ses yeux.


La post-production a été assurée par l’équipe de Outpost Montréal. L’équipement caméra a été fourni par Postmoderne caméra. Le film démarrera sa tournée des festivals en sélection officielle au TIFF 2018 le 7 septembre prochain.


Tech specs

Arri Alexa mini

3.2k prores 4444

Sigma FF Cine Art T 1.5 PL
















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